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L'Humanité - le 21 janvier 2006
L’invraisemblable affaire du RER D*. [*L'invraisemblable affaire du RER D, reportage de Éric Decouty et Vassili Silovic, Paris, Point du jour Production pour Canal +, janvier 2006, 52 mn]
Canal Plus. 22 h 20.
Le 9 juillet 2004, Marie-Léonie Leblanc déclare avoir été victime d’une agression sur la ligne D du RER et porte plainte. Le lendemain, Jacques Chirac et Dominique de Villepin condamnent publiquement ce qu’ils désignent comme un acte antisémite et provoquent un véritable acharnement médiatique et politique. Ce document apporte aujourd’hui la preuve que leurs déclarations ne reposaient sur rien d’autre que la déposition de la jeune femme. Et montre le caractère invraisemblable du récit de son agression.
Pourquoi revenir aujourd’hui sur l’emballement médiatico-politique de « l’affaire du RER D » ?
Éric Decouty. L’idée était de chercher à savoir ce qui s’était passé, pourquoi et comment cela avait pu se passer. L’élément déclencheur pour faire ce film, c’est d’avoir trouvé la procédure judiciaire de l’affaire, qui nous permettait d’avoir une base de travail, de comprendre qui a fauté. Nous disposions d’un matériau indispensable et surtout incontestable. Il est aux archives du tribunal de Pontoise, il a été classé dès le 14 juillet, rangé aux archives [TGI Pontoise - Service des Archives : 01 72 58 74 10]. Personne jusqu’ici n’avait eu l’idée ou la volonté de le consulter.
Vassili Silovic. Un autre élément déclencheur a été de trouver le financement du film : aucune grande chaîne française nationale n’en voulait. À l’exception de Canal Plus. Je ne m’attendais pas à une telle réticence sur un sujet très connu et que les gens ont encore en mémoire. Ça a déclenché chez moi une réaction presque moralisatrice : il y a eu des fautes, mais, au final, personne ne s’est jamais vraiment excusé d’avoir accusé des gens, toute une population d’antisémitisme. Et plutôt que de dire que l’histoire était fausse, beaucoup des intervenants ont dit « d’accord cette histoire était fausse mais elle était vraisemblable ». Ils ne se sont pas excusés.
Avez-vous été surpris en prenant connaissance de cette procédure judiciaire ?
Éric Decouty. Très surpris. Voir noir sur blanc que le samedi à minuit, et de surcroît le dimanche, les flics n’ont rien et que le plus haut niveau de l’État s’exprime… Je n’ai jamais vu ça. La moindre de choses aurait été un minimum de réserve. Le premier choc que nous avons eu en faisant cette enquête, c’est de découvrir qu’un politique au plus haut niveau peut dire n’importe quoi sur la base de rien. C’est gravissime. Le ministre de l’Intérieur et le président de la République se permettent de stigmatiser les populations sur la base d’éléments qu’ils disent avérés. Quand la parole politique est lancée, on pourrait espérer, nous, citoyens, qu’elle repose sur du concret, sur des choses qui ont rapport avec le réel. Or, là, il y a deux déclarations consécutives suivies d’une litanie d’autres qui sont vindicatives et qui ne reposent sur rien, sur du vent, sur quelque chose qui est du néant.
Toutes proportions gardées, cela revient à ce qu’il s’est passé quand Bush ou Blair ont dit : « Il y a des armes de destruction massive en Irak » sans en donner les preuves. Ici, un chef de l’État et un ministre de l’Intérieur ont dit : « Des Noirs et des Arabes ont agressé une jeune juive. » C’est l’une des démonstrations de ce film : quand ils s’expriment, ils n’ont strictement rien, ils n’ont même pas pris la peine de demander aux gens en charge du dossier ce qu’ils ont. C’est gravissime. On aimerait que la parole politique se fonde sur quelque chose d’avéré et non sur du vraisemblable. Quand on voit ce qui s’est passé, on comprend qu’on peut dire n’importe quoi. Et qu’en plus l’histoire est aussitôt enterrée.
Cette histoire pose aussi la question de la distance des journalistes par rapport aux institutions…
Vassili Silovic. Au fond, tous les journalistes qu’on a interrogés dans le film ont douté. Mais étant donné le sujet sensible, qui tourne autour de la question de l’antisémitisme, ils étaient dans une dynamique telle qu’ils n’ont pas osé émettre leur doute. Ils étaient dans un piège.
Éric Decouty. De mon point de vue, on ne peut pas se permettre de stigmatiser totalement les journalistes. Les gens qui étaient sur le terrain n’avaient pas d’infos. Le président de la République et le ministre de l’Intérieur ont parlé. C’est vrai que quand ce dernier, qui est le premier flic de France, dit grosso modo : « Cette histoire est vraie », on peut penser qu’il a vérifié ses infos, qu’il a des billes. Même si les journalistes de terrain ont des doutes. Ce film n’est pas une réflexion sur le journalisme. Cela dit, il faudra bien qu’à un moment ou à un autre on réfléchisse un peu à notre émancipation à l’égard des pouvoirs, de toutes les institutions. C’est notre crédibilité qui est en cause.
Les politiques n’étaient pas harcelés par les journalistes quand ils ont fait leurs déclarations. Personne ne leur avait rien demandé. Le fait qu’une plainte ait été déposée, ce n’est pas contestable, c’est avéré. Que l’AFP annonce un dépôt de plainte, à la limite, le fait est juste. Mais qu’ensuite le politique s’appuie sur ça… On aurait pu penser qu’il était allé vérifier sur quoi elle reposait. La parole du politique doit reposer sur quelque chose de tangible. D’autres ministères, dont celui de la Justice, se sont abstenus et ont remis une éventuelle intervention à plus tard. Si notre film peut servir à quelque chose, ce serait qu’aujourd’hui les politiques nous expliquent les raisons qui les ont poussés à intervenir. Dominique Strauss-Kahn, suivi par d’autres, a déclaré dans les jours qui ont suivi que des affaires de ce type il y en a vingt par semaine. C’est faux ! Les chiffres sont têtus : il n’y en a jamais eu. Alors, pourquoi ? Personne n’a voulu répondre à cette question.
Vassili Silovic. Une réserve de vingt-quatre heures aurait suffi à ce que cette affaire n’ait pas lieu. Les policiers, tout au long de l’affaire ont vraiment fait un travail très solide, ils ont lancé les bonnes pistes immédiatement. Elles ont eu du mal à démarrer en raison du week-end. C’était techniquement impossible de résoudre l’intrigue plus vite. Mais, dès le lundi, ils avaient des éléments.
Anne Roy
[Source : http://www.plon.fr/ficheAuteur.php?id=22660]
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